Manhattan Kaboul ?

Le chantier abandonné semblait tellement petit du haut de tant d’étages. Taki mordillait toujours sa fermeture éclair. Cela l’occupait, ça lui évitait de s’ennuyer. Il aurait bien voulu être en compagnie de Sofia. Ensemble ils auraient observé le monde et auraient ri en se racontant des blagues. Il l’aurait ensuite embêtée en passant son corps à travers les poutres, ce qui aurait dégoûté la jeune fille. Il aurait écouté son cri horrifié suivi de ses supplications pour qu’il revienne auprès d’elle. Taquiner son amie était un véritable plaisir.
Un léger rire traversa le vent. Elle devait être en train de le maudire pour l’avoir oubliée le soir précédent. Ça faisait déjà deux jours qu’il n’avait pas passé la soirée avec elle, elle allait le lyncher dès qu’il se présenterait à elle. Il fallait avouer qu’il n’avait pas tout le temps de faire plaisir à sa camarade, d’autant plus qu’elle était attirée par les monstres, il fallait donc la surveiller…

« Deux jours… » répéta l’ectoplasme en laissant des pensées sortir par ses lèvres.

C’était justement la durée qui s’était écoulée depuis que le fantôme avait vu le Muet. Il lui avait promis de le revoir assez vite pour parler de leur ‘marché’. Pouvait-il se rendre à l’usine désaffectée ou bien était-ce encore trop tôt ? La réponse arriva d’elle même : une petite créature traversa les terrains vagues.

« Qu’est ce que c’est que cette chose noire en bas ? »

Le spectre ne voyait qu’un point sombre marcher à une vitesse constante. Ce point était sorti d’un égout et se hâtait d’avancer jusqu’à l’autre bout du chantier. Etait-ce un être mi-homme mi-rat comme on en voyait parfois la nuit ? Taki voulut vérifier. Il se laissa happer par le centre de la Terre et descendit du bâtiment inachevé à la vitesse de la lumière !
Entièrement sous terre, la forme spectrale traversa à toute allure la zone. Sur son chemin, il voyait défiler la terre, des souris endormies, des racines de plantes qui ne grandiront jamais ou encore des cailloux. Il revint à la surface non loin du mutant. Celui-ci pouvait le voir à vingt mètres de lui, tout sourire. Lorsque le revenant vit le Muet, il fourra les mains dans ses poches et attendit. Son visage était à la fois sérieux et jovial, il faisait un effort pour ne pas se montrer hostile.

« Salutations... » lança-t-il.

Il ajouta le geste à la parole : sa tête se pencha légèrement en avant.

« Je ne pensais pas vous trouver ici. »

Et dire qu’il hésitait à aller le retrouver à l’usine ! Comme quoi le hasard est réellement quelque chose de curieux.

Muetdhiver se tourna vers l'apparition, mettant en un éclair le sac de toile entre lui et une éventuelle attaque. Il reconnut Taki.

Cela fait un moment que nous ne nous sommes pas vu, en effet.

Soulagé, il relâcha sa garde.


Pardonnez-moi, je suis un peu pressé, je dois retourner à l'usine avant que ce futur cobaye ne se réveille.

Le jeune homme s’approcha lentement du mutant. Un futur cobaye ? Qu’avait-il récupéré cette fois-ci ? Un autre voyou ? Un fichu mioche ? Une jolie damoiselle ? Il toisa le sac que la créature avait placé entre eux. Cet objet était trop petit pour contenir un être humain adulte ou adolescent. Il devait certainement contenir un gamin voire un bébé… Tant mieux ! Taki détestait les enfants ! Il le laissait volontiers à son interlocuteur ! Mieux, il était même prêt à lui offrir tous les gamins du monde !

« Futur cobaye ? Quel genre d’être est-ce donc ? »

Il se plaça près de Muetdhiver et lui fit signe qu’il lui cédait le passage. Il marcha à côté de lui, plutôt satisfait. En effet, le mutant avait baissé sa garde lorsqu’il avait reconnu l’ectoplasme ! Cela prouvait qu’il lui faisait confiance ou faisait au moins semblant. Tant mieux, si leur accord devait se faire, il était évident qu’ils doivent se faire confiance.
Le fantôme ne plaçait pas totalement sa confiance en cette créature. Il ne la connaissait pas bien et ne savait pas s’il le trahirait à un moment ou un autre. Il y avait si peu de monstres francs ! Tous étaient perfides et n’espéraient que se faire des bénéfices. Pour le mort vivant, il n’y avait rien de plus exaspérant qu’un manipulateur. Léna pouvait être ce genre de personne quand elle s’y mettait.

« Si vous l’accepter, je vous accompagne, je n’ai pas grand chose à faire aujourd’hui. » avoua-t-il.

Il continua de marcher, passant à travers les cailloux ou poussière éparpillés sur le sol. Il n’était pas encore prêt à devenir matériel près du Muet. Pas encore… Un jour peut-être. Il l’espérait en tout cas.

« Si vous ne le voulez pas, je vous laisserai au bout de cette allée. »

Du menton, il désigna le bout du chantier.

Le mutant réfléchit intensément. Pouvait-il lui montrer sa cachette secrète ? Bah, de toutes façons il avait besoin d'un allié ici, et cet être n'avais pas l'air de beaucoup apprécier les humains. Et s'il fallait changer rapidement de cachette, il en avait une autre, une vraiment secrète. Aussi il décida de lui faire confiance.

C'est un enfant humain.

Comme s'il avait senti qu'on parlait de lui, l'enfant se mit à geindre et à se débattre faiblement à l'intérieur du sac opaque.

Une voix parfaitement humaine, au ton très maternel, sortit soudain d'un haut-parleur, qui semblait dissimulé dans la gorge du mutant.

- Ne t'en fais pas Kevin. Maman est avec toi, tout ira bien, je te le promets.
- Maman ? Que se passe t-il ?
- Maman va tout arranger chéri, mais pour l'instant, calme toi, làààà

Muetdhiver reprit sa véritable voix, une sorte de râclement métallique.

Vous voulez assister à l'opération ? Avec plaisir, j'ai rarement de visiteurs. Mais j'exigerai de vous le plus grand silence, et le plus grand recueillement.

Le fantôme écouta attentivement son interlocuteur. Il était très étonné que celui-ci ne cherche pas à fuir ou à l’éviter. Mieux, il avait même osé lui dire ce qu’il y avait dans le sac ! Décidemment, ce mutant l’impressionnait. D’autant plus qu’il était loin d’être idiot et réfléchissait contrairement à d’autres monstres sans cervelle qui ne se servaient que de leur puissance. À savoir quels projets Muetdhiver avait en tête ?! Peut-être Taki le saurait bientôt.
Il fut très amusé par la démonstration de la créature, lorsque celle-ci s’adressa au petit dans le sac. Son espèce de haut-parleur intégré était un outil très intéressant. Il pouvait aisément s’introduire dans diverses administrations ou pouvait manipuler autrui par téléphone. Oui… Si le bossu le désirait, il pouvait renverser le dirigeant de la ville. Fallait-il encore qu’il ai des hommes de main à son service, car il ne semblait pas aimer se battre. Au contraire, d’après les observations de l’ectoplasme, le Muet préférait envoyer ses serviteurs ou fuir très loin plutôt que de s’opposer physiquement à quelqu’un.

« Un enfant humain… » répliqua le mort vivant avec dégoût.

Il scruta le sac qui avait parlé quelques secondes auparavant. Là dedans se trouvait une abomination de la nature : un mioche ! Le défunt dû faire beaucoup d’efforts pour ne pas vider son chargeur dans le sac. Il sentit un frisson le prendre, si bien qu’il se raidit.

« Berk… Comment peut-on procréer ? »

Notre adepte des jambes en l’air appréciait le plaisir charnel plutôt que l’envie de fonder une famille. Les femmes ou les hommes qui le côtoyaient le savaient et essayaient de faire de leur mieux pour ne pas avoir un « petit Taki junior ». Ils savaient que si cela arrivait, le rouquin allait faire comme Chronos : il allait dévorer ses gosses ou au moins les tuer.

« Je veux bien assister à cette opération, mais je risquerai de m’éclipser si le gamin crie trop. Je ne voudrais pas vous assassiner un second sujet. Je resterai silencieux, ne vous en faites pas. »

Suite à cette déclaration, il appliqua ses propos pendant quelques minutes. Pendant cette période, il avait écouté le mutant et scruté les environs.

Le dénommé Kevin semblait avoir été calmé par les attentions maternelles de Muetdhiver, et, à son calme, ne semblait pas vraiment comprendre ce que le mutant lui voulait.

Comprenez bien, Taki, que le silence n'est pas la seule chose que je vous demanderai. Il ne s'agit pas d'une simple opération.

Le mutant chercha ses mots quelques instants, puis demanda

Avez-vous déjà assisté à cette cérémonie que les humains appellent une messe ?

« Je comprends… » finit par dire Taki.

Il n’avait rien dit pendant plusieurs minutes, préférant écouter ce que Muetdhiver avait à dire. En fait, plus il l’écoutait, plus il se disait que cet homme avait envie de créer une sorte de Frankenstein mais en beaucoup plus jeune. Un petit humain qui allait devenir un sujet d’expériences qui allaient certainement le tuer… Bon sang, combien étaient-ils à faire ça ? Etait-il le seul ?
Et ces humains qui capturent des monstres pour les analyser pour connaître leurs points faibles ? Que fallait-il penser d’eux ? Au fond, tout scientifique travaillant sur autrui ne demande jamais l’autorisation d’analyse à son sujet. Il prend n’importe qui et s’en sert comme objet…
C’était un peu ce que faisait le mutant : il avait embarqué un gamin dans son sac afin de le découper en morceaux et lui injecter diverses choses… Ni vu ni connu, cela avait son charme ! En fait, l’ectoplasme n’en avait rien à faire de ces gens. Du moment que ça n’était pas des connaissances ou ses amis, il s’en fichait complètement. Le peu d’humanité en lui était trop occupé à séduire les gens que de se soucier de ce genre de chose.

« Qu’exigez-vous de moi pour accomplir cette opération. Dites-moi, j’agirais en conséquence. »

Le spectre glissa ses doigts dans sa tignasse flamboyante.

« Une messe… Oui, j’ai effectivement assisté à ce genre de cérémonie… Mais je n’ai pas du suivre chaque détail. »

En fait, les rares fois où il avait été dans une église, le mort-vivant avait perverti les nones ou les prêtres. Il avait offensé ces lieux, mais avait appris à des êtres le plaisir de l’union charnelle.

« Désolé, je dois avouer ne pas avoir toutes les cartes de la connaissance en main. »

Muetdhiver était surpris que Taki ne réagisse pas plus que cela. Il ne devait pas être vraiment un ectoplasme au fond. Un humain, même mort depuis longtemps, ne pourrait pas laisser ainsi torturer et tuer des petits de son espèce. Peu importe, il voulait assister, il assisterait. Mais il fallait lui expliquer.

Hé bien, il y a un moment dans cette cérémonie qu'ils appellent la communion. C'est un moment très important, ou leur dieu descend sur terre, transfiguré dans le pain et le vin. Dans un moment pareil, les fidèles sont en émoi et attendent l'arrivée de leur Seigneur.

Il attendit quelques secondes, attendant que le spectre comprenne bien tout ce que cela impliquait

C'est dans cet état d'esprit que vous devez être. Le divin se manifestera quand vous verrez l'humain ~Le mutant prononça ce mot avec mépris~ ravalé au rang de la bête stupide qu'il est. Sous vos yeux, un petit homme se transformera en chose sanguinolente, pliée aux ordres de son créateur.

Muetdhiver espérait que Taki comprenne toutes les implications de ce qu'il disait, qu'il fuie ou reste, mais ndans tous les cas, que s'il reste, ce soit en connaissance de cause. Le mutant ne supporterait pas de voir sa cérémonie troublée par quelqu'un qui n'aurait pas compris tout ce qu'elle représentait.

Taki était un peu dans les nuages : il songeait à ses conquêtes à l’Eglise. Il faudrait qu’il recommence un jour, d’autant plus que cela l’amusait de profaner un lieu sacré. Normal pour un spectre, dira-t-on : du moment qu’il peut semer la zizanie et hanter quelqu’un ou un lieu, il le fait. Pas de chance, l’ectoplasme avait décidé de hanter le monde… À moins qu’il ait un acte inachevé dont il n’a jamais parlé… Personne ne le savait, pas même Sofia.

« En émoi devant le Seigneur… » imprima mentalement le revenant.

Étant non croyant, il ne comprenait pas comment des gens pouvaient vénérer une entité. Que l’on vénère un être fait de chair, certes, il comprenait tout à fait. Mais une créature non certifiée voire mythologique, quelle belle connerie ! [HS : Avis aux gens qui y croient : ceci est le point de vue de Taki, je ne veux pas avoir d’emmerdes, hein ! ^^] Il s’arrêta en plein milieu du chemin.

« J’avoue ne pas vous suivre… »

Comme si cela allait l’aider dans sa recherche, il plongea son visage dans sa paume. Là, il émit un long soupir, montrant qu’il avait un peu du mal à tout saisir.

« Vous voulez que je vénère votre travail comme si vous ou lui était un Dieu ? Ou bien dois-je croire en ce que vous faites ? Personnellement, je pense que j’aurais plus de facilité à croire en vos talents de scientifique qui ramènent un gosse au rang de bête. »

Il leva les yeux en direction du Muet.

« Je ne risque pas d’interrompre votre cérémonie, mais j’aimerais seulement comprendre ce que vous voulez me dire. »

Muetdhiver resta un moment sans parler. Il hésitait. Devait-il renvoyer ce spectre chez lui ou le laisser assister à l'Opération ? Avec tout ce qu'il avait déjà entendu, il serait sans doute blessé de se faire exclure, et le mutant y perdrait un ami potentiel.


Hé bien.... Vous verrez quand vous y serez. Si vous avez toujours envie de m'accompagner, bien sûr.

Muetdhiver reprit son chemin vers l'usine. Il devait y être avant que l'enfant n'ait trop peur. Il venait à peine de se réveiller, aussi il ne devait pas encore tout comprendre, mais s'il venait à savoir ce qui l'attendait, son cerveau deviendrait quasi-inutilisable.

Le Muet devait certainement regretter d’avoir invité quelqu’un qui ne connaissait pas grand chose à la science et autres techniques consistant à opérer sur un individu. Taki savait très bien qu’il n’était pas fait pour cela, mais cela ne l’empêchait pas d’être curieux. Il s’intéressait à ce que faisait le bossu ainsi qu’à la personnalité de ce dernier. Puisqu’ils devaient être associés, il avait envie de faire au moins un pas dans son monde. Le découvrir était quelque chose de primordial pour le spectre.

« Naturellement ! » s’exclama-t-il en esquissant un petit sourire.

C’est vrai, il ne mentait pas : il avait réellement envie de voir la créature à l’œuvre. Et puis, il fallait l’avouer, dès que l’on torturait un enfant, il était le premier à assister voire à encourager la scène. Ici, il n’aurait droit qu’à l’observation, ce qui le satisfaisait déjà beaucoup !

« D’ailleurs, je vous remercie de me tolérer durant votre opération. »

Il accéléra le pas, rattrapant sans difficulté le bossu. Les deux individus n’étaient plus très loin de l’usine désaffectée, ils avaient traversé presque tout le chantier. À présent, le revenant était obligé de suivre Muetdhiver et de lui faire confiance. Il ne savait pas où aller, il était donc comme aveugle. Cette idée le fit sourire. Décidément, cette journée s’annonçait prometteuse.